Wilson Tarbox is an Art Historian, Critic and writer based in Paris, France.

LE CHEF-D’ŒUVRE DU MOMENT : “ZERO TO INFINITY” DE RASHEED ARAEEN

LE CHEF-D’ŒUVRE DU MOMENT : “ZERO TO INFINITY” DE RASHEED ARAEEN

Rasheed Araeen, Zero to Infinity (détail), 1968, vue de l’exposition à la Tate Modern, Londres, 2023, à l’occasion du vernissage, Ph. Wilson Tarbox.

Cet été, Zero to Infinity, sculpture participative de Rasheed Araeen, a transformé le Turbine Hall de la Tate Modern : “Ce qui n’était au départ que 400 cubes disposés dans un carré est aujourd’hui une structure en perpétuelle évolution”, comme le dit le musée. Araeen est un des pionniers de la sculpture minimaliste au Royaume-Uni, mais un minimalisme que l’on peut exceptionnellement toucher. Retour sur l’histoire d’une œuvre au long cours.

Dans le vaste Turbine Hall de la Tate Modern, une petite foule se rassemble autour de l’œuvre emblématique de Rasheed Araeen : Zero to Infinity (1968). Cette installation se compose de 400 cubes, rappelant les Open Cubes de Sol Lewitt, mais avec une entretoise diagonale qui en “ferme” chaque face. Ces cubes forment comme un immense diamant aux couleurs vives : vert, jaune, bleu et rouge. Ces teintes se démarquent de l’esthétique sobre et épurée généralement associée au minimalisme, mouvement dont Araeen fut un pionnier en Angleterre. Une autre grande différence réside dans le fait que cette œuvre est destinée au toucher, conçue pour être manipulée par le public. Zero to Infinity représente ainsi une transgression des normes muséales, où l’injonction “ne pas toucher”, pour des raisons de conservation, peut néanmoins contribuer à l’expérience de rejet ou d’étrangeté ressentie par les visiteurs issus de milieux populaires, comme le décrit Pierre Bourdieu dans l’Amour de l’art (1966). Le jour du vernissage, l’envie presque enfantine de jouer avec cette sculpture était palpable, avec une ruée des adultes, majoritairement des professionnels de l’art, vers l’installation multicolore. En quelques minutes, la symétrie parfaite des 400 cubes a été complètement bouleversée.

Rasheed Araeen, Zero to Infinity à la Tate Modern, 2023, dans le cadre d’UNIQLO Tate Play, Ph. © Tate (Lucy Green)


DES LUTTES

 
Sur le mur à l’entrée de l’installation, est reproduit un texte de l’artiste daté 1968, “Biostructural Environnemental Play”. Préfiguration écrite de l’œuvre avant sa réalisation physique, ce texte témoigne également du rapport parfois conflictuel que l’artiste entretenait avec les institutions britanniques, qui ont ignoré à de nombreuses reprises au fil de sa carrière les projets qu’il proposait. Toujours en 1968, Araeen réalise d’abord Char Yar (ou “Quatre amis”), œuvre constituée de seulement quatre cubes colorés. Cette expérience de jeu avec l’agencement des cubes dans sa cuisine (son premier atelier) l’amène à penser à cette démocratisation de la manipulation, habituellement réservée à l’artiste ou au conservateur, en la rendant accessible au public afin de démystifier un des aspects de la création artistique. Après “30 ans d’hibernation”, comme le dit l’artiste dans son recueil semi-autobiographique Art Beyond Art, Ecoasthetics: A Manifesto for the 21st Century (2010), le projet se poursuit à nouveau sous sa plume, rebaptisé cette fois “Zero to Infinity” et constitué de 100 cubes bleus. L’œuvre est exposée pour la première fois le 1er octobre 2004 à la 291 Gallery, à Hackney, dans le nord-est de Londres. Le lendemain, elle est présentée en plein air à Spitalfields. En 2007, elle est acquise par la Tate Britain, où une partie est jouée et exposée durant cet été-là. Une autre version, colorée et tactile cette fois-ci, en violet, vert, orange et rose, est présentée à la biennale de Venise en 2017.

Né au Pakistan en 1935, Araeen s’est intéressé à l’art malgré le manque d’institutions artistiques dans son pays. À l’école, il a suivi une formation d’ingénieur, mais la peinture était sa passion première. Arrivé à Londres en 1962 après un court séjour à Paris, la découverte des collages métalliques d’Anthony Caro l’a poussé vers la sculpture. N’ayant pas les moyens de matérialiser ses idées, il les a consignées sur des feuilles de papier. Paradoxalement, cet engagement conceptuel plutôt que matériel l’a conduit à trouver une contradiction importante, selon lui, dans le travail de Caro. Bien qu’innovant matériellement, ce dernier respectait en effet les éléments d’une composition traditionnelle, reproduisant ainsi les schémas hiérarchiques des formes. À l’anarchie asymétrique de Caro, Araeen a cherché à opposer un ordre égalitaire, à la fois sur les plans formel et compositionnel, donnant naissance à ces sculptures à cubes qu’il appelle “Structures”. Une version avec des formes allongées montées sur un mur a remporté le prix John Moors à la biennale de Liverpool en 1969. Malgré cette reconnaissance, le succès artistique échappait à Araeen. Les galeries auxquelles il présentait son portfolio le renvoyaient sans cesse à des clichés liés à ses origines pakistanaises.

Cette période de l’histoire anglaise fut marquée par une agitation politique. Dans les années 1970, les militants du National Front, parti d’extrême-droite, harcelaient régulièrement les habitants des quartiers marqués par l’immigration. Dans ce contexte, Araeen se radicalisa. Son œuvre devint de plus en plus conceptuelle et politique, le poussant à délaisser temporairement la création plastique pour se consacrer à la critique et à l’édition. En 1987, il fonde Third Text, revue devenue à la fois témoin et actrice de l’histoire de la mondialisation artistique, cherchant à valoriser l’art et les artistes issus des pays du Sud. Cette revue lui permit d’asseoir une crédibilité qui, jusque-là, lui avait échappé.

Depuis 2017, on constate un regain d’intérêt pour le travail d’Araeen, notamment avec la rétrospective majeure que lui consacre le Van Abbemuseum d’Eindhoven, aux Pays-Bas. Son exposition à la Tate Modern aujourd’hui témoigne d’un long parcours artistique marqué de luttes, mais qui débouche enfin sur une reconnaissance de la véritable place qu’il occupe dans l’histoire de l’art contemporain.
 
Wilson Tarbox

Rasheed Araeen, Zero to Infinity, vue de l’installation à la Tate Modern, 2023, dans le cadre d’UNIQLO Tate Play, Ph. © Tate (Lucy Dawkins)

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